Physical Address

304 North Cardinal St.
Dorchester Center, MA 02124

Sénégal : une victoire, un coup de tonnerre et un avertissement

Le candidat de la majorité sortante, battu, félicitant son opposant le plus farouche au lendemain d’un scrutin présidentiel serein ; des résultats électoraux sans bavure, des militaires invisibles. Dans le paysage politique chaotique d’Afrique de l’Ouest, l’élection incontestée, au Sénégal, dès le premier tour, dimanche 24 mars, de Bassirou Diomaye Faye, constitue une belle surprise démocratique. Au-delà du contraste saisissant avec la série de putschs qui ont transformé en dictatures militaires plusieurs pays de la région, l’événement représente à la fois une victoire, un coup de tonnerre et un avertissement.
La victoire est celle des institutions sénégalaises et de la démocratie. Jamais depuis l’indépendance de 1960, le pays n’avait connu une présidentielle aussi troublée. A cette instabilité résultant des manœuvres du chef de l’Etat lui-même, Macky Sall, le système judiciaire a su résister de façon admirable : annulation par le Conseil constitutionnel du report de l’élection décidée par le président, puis, vu son « inertie », fixation d’une date pour le scrutin. La force des institutions est soulignée par l’enjeu historique du vote – le maintien ou non de la ligne politique libérale et pro-occidentale, suivie grosso modo depuis plus de six décennies par le Sénégal – et par le changement radical finalement décidé par les Sénégalais : le candidat élu, loin d’être celui des élites au pouvoir, ne cache pas son intention de les « dégager ». La solidité de la démocratie sénégalaise représente aussi un message fort adressé aux juntes et aux peuples africains : le vote peut, lui aussi, permettre de « renverser la table ».
Car l’élection de M. Diomaye Faye, un inspecteur des impôts de 44 ans libéré de prison dix jours avant le vote et qui reconnaît être « un candidat de substitution », ressemble à un coup de tonnerre, tant sont grandes les incertitudes qui entourent sa personnalité et ses positions. Sa candidature résulte de l’interdiction de se présenter faite à Ousmane Sonko, leader populaire du parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), à la suite d’une condamnation pour diffamation ayant entraîné son incarcération. Si Bassirou Diomaye Faye dit vouloir lutter contre la corruption, défendre la « souveraineté » du pays en renégociant les contrats pétroliers, s’il prône des « relations équilibrées et respectueuses » avec la France, notamment en sortant du franc CFA, il est décrit par ses adversaires comme un musulman salafiste – ce dont il se défend – et n’excluant pas une coopération sécuritaire nouvelle avec la Russie.
Cette nette victoire sonne enfin un double avertissement. Aux chefs d’Etat africains tentés, comme Macky Sall, de s’accrocher indûment à leur siège. En insinuant qu’il pourrait, contre la Constitution, briguer un troisième mandat, puis en multipliant les manœuvres destinées à museler les opposants et à entraver le processus électoral, le président sortant apparaît comme un artisan de la défaite de son camp. Ses efforts pour présenter le Sénégal comme un « pays émergent », grâce à quelques grands travaux et à la promesse de l’exploitation de gisements de pétrole, n’ont pas convaincu la masse des laissés-pour-compte, attirés par la promesse d’une « rupture ». Avertissement enfin aux pays occidentaux comme la France, qui, désormais en concurrence avec bien d’autres puissances, doivent tirer les conséquences d’un contexte africain qui ressemble de plus en plus à une phase nouvelle de la longue histoire de la décolonisation.
Le Monde

Contribuer

en_USEnglish